LE SILENCE DES PENSÉES,

ACCUEIL DU PRÉSENT EN SA PLÉNITUDE

 

Henri Huysegoms

 

 

 

"Tout le malheur de l'homme vient d'une seule chose,

 qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre."

 

Blaise Pascal, Pensée 205

 

 

On s’accorde généralement à reconnaître les vertus du silence, mais quand on veut en préciser la nature, on découvre une grande diversité. Certains trouvent le repos du cœur en écoutant le murmure d’une source, le chant d’un oiseau au cours d’une promenade solitaire. D’autres peuvent trouver la paix de l’âme à la lecture d’un ouvrage d’une profonde densité spirituelle. Par une écoute ou par des pensées, ces silences sont meublés.

 Il existe cependant un silence d’une autre qualité que les pages qui suivent vont tenter de décrire. Elles soulignent que beaucoup de guides spirituels appartenant à une religion théiste l’ont recherché, mais que c’est dans le bouddhisme qu’il est pratiqué d’une manière radicale. Le silence, fruit d’une activité mentale très exigeante, y est maintenu, au cours de la méditation, dans sa nudité. Le fait suivant peut faire imaginer l’ascèse qu’il exige.

 

Le silence de Sœur R.

 C’était au printemps de l’année 1987. Dans le centre de méditation fondé par le prêtre jésuite H. M. Lassalle dans les faubourgs de Tokyo se tenait une retraite zen dirigée par la religieuse Sœur R.. Au cours de ce genre d’exercices spirituels, il est prévu une instruction journalière pour aider les méditants à exercer correctement l’assise disposant à l’éveil. Elle consiste généralement à commenter un récit chinois ancien qui décrit un dialogue entre un maitre zen et un de ses disciples. Sœur R., dans son premier entretien, utilisa un tel récit pour rendre compte d’un évènement tragique. Elle annonça que sa sœur et le mari de celle-ci venaient d’être assassinés. L’auteur du double meurtre n’était autre que leur fils. L’acte était la conséquence de l’état délirant d’une personne souffrant de maladie mentale.

 Je me demandais comment la religieuse allait commenter ce drame. Allait-elle tenir un discours religieux, affirmer la nécessité d’une remise de soi à la volonté de Dieu ? Inviter les participants à prier pour l’âme des victimes ainsi que pour le coupable ? Ou bien resterait-elle conséquente avec l’intuition qui constitue le centre du message du Bouddha, à savoir, s’abstenir, pendant la méditation, de se livrer à des considérations qui nous éloignent de la réalité présente reconnue comme notre seul absolu ?

Elle présenta deux personnages. Tout d’abord, Job qui s’interrogeait sur la raison des lourdes épreuves auxquelles il était soumis. Incapable de percer le mystère de sa souffrance, il finit par reconnaître son impuissance radicale à juger de son sort : "Je ne fais pas le poids, que te répliquerai-je ? Je mets la main sur ma bouche. J’ai parlé une fois, je ne répondrai plus, deux fois, je n’ajouterai rien." (Jb 40, 4-5). Il renonça à se poser des "pourquoi". Il ne conclut pas à l’absence de Dieu, mais accepta Son silence. Ce qui avait créé son désarroi devint acceptation de la condition humaine.

 

 
   

Elle présenta ensuite Yuima (en sanscrit, Vimalakīrti), considéré par la tradition comme un des disciples les plus éminents du vivant du Bouddha. Un épisode de sa vie est détaillé au cas 84 du "Recueil de la Falaise verte", un ensemble de koans (litt. traités publics) composés en Chine au 10e siècle et achevés dans leur forme actuelle au 12e siècle. Un koan est un court récit, souvent sous la forme du dialogue d’un disciple et de son maitre, dont il faut manifester sa compréhension sans recourir à la pensée discursive.

Ce recueil constitue la base de l’enseignement du bouddhisme zen Rinzaï. La légende veut qu’au moment où Yuima était gravement malade, des Bodhisattvas, personnifications de la miséricorde, allèrent à son chevet. Yuima leur demanda : "Quelle est la porte d’accès des Bodhisattvas à la non-dualité" ? Chacun proposa une réponse. Un Bodhisattva invita ensuite Yuima à donner lui-même une réponse. Il maintint le silence. Mais ce silence, dit-on, fut plus fracassant que le tonnerre. Quand expirent les mots et les notions, se dévoile le cœur du réel.

 Il est bien probable que la religieuse s’était sentie ébranlée dans sa foi en un Dieu d’amour et de tendresse, mais elle conclut en disant simplement : "Maintenant, retournons à notre assise." Elle reconnut, comme Job et Yuima, avoir été confrontée à une situation qui défie toute interprétation. Dans l’assise zen qui suivit, les mots de la religieuse éveillèrent sans doute en chacun, et en elle-même, des images et réflexions, mais on s’efforça de se maintenir dans le silence des pensées.

 

Le silence du Bouddha

 Il est courant de définir le bouddhisme comme une religion, mais comme le message du Bouddha est indépendant de tout discours et n’exige pas d’adhérer à des "vérités", il se situe à un niveau plus fondamental que toute religion comprise comme un enseignement qui requiert une adhésion de foi.

 Parmi les écrits abondants du jésuite indien Raimon Panikkar se trouve l’ouvrage "Le Silence du Bouddha" (Actes Sud, 2006). Il a mis en exergue de son ouvrage une phrase de saint Jean de la Croix : "Rien ne nous est plus nécessaire que de garder en présence de notre grand Dieu le silence des désirs et celui de la langue. Le langage qu’il entend, c’est le langage silencieux de l’amour." Il a souligné dans son ouvrage que le Bouddha s’abstint de tout questionnement sur la destinée de l’homme car il faut s’atteler au plus urgent. L’important est ailleurs. On attribue au Bouddha la remarque suivante : quand une maison prend feu, ce n’est pas le moment de se poser des questions sur la cause de l’incendie. Il faut parer au plus urgent : s’efforcer d’éteindre les flammes. Ceci souligne l’importance d’adopter l’attitude correcte dans les situations qui se présentent à chaque instant.

 

La pratique zen du silence

 La pratique de la méditation silencieuse telle qu’elle est pratiquée traditionnellement dans une salle de zen est très exigeante du point de vue physique et mental. Les sessions de cinq jours comprennent journellement dix assises d’une longueur de quarante minutes. La pose est celle du lotus ou du demi-lotus. Le regard est baissé, le corps, bien droit, mais sans tension. Du point de vue mental, il est demandé de se centrer sur sa respiration tout en restant bien conscient de son environnement. Parfois se font entendre des bruits, un bruit de pas, une porte qui s’ouvre, le cri d’un oiseau. Viennent continuellement à l’esprit des pensées éparses, des idées, des sentiments. L’exercice consiste à ne pas y donner suite. Ils s’évanouiront comme les nuages qui se dissipent dans le ciel bleu.

 

Pour éviter de se laisser emporter par ces sollicitations, il est conseillé d’exhaler le son mu tout au long de l’expiration. Surveillés par le responsable de la salle qui les encourage et les pousse à se donner à fond, certains débutants émettent ce son à voix forte. Expressions d’un désir de se maintenir rigoureusement dans un silence intérieur, ils ne dérangent pas les autres méditants. Ils peuvent devenir pour eux aussi un soutien dans leur propre pratique. Les méditants, à quelque tradition religieuse qu’ils appartiennent, sont unis dans la même qualité de silence s’ils tendent au vide complet des pensées qui seul permet l’éveil.

 Le silence de Jésus et sa kénose [1]

 Au début des évangiles, on peut voir Jésus inviter des hommes à le suivre, à renoncer à tout attachement et à donner leur vie pour tout être humain. Ce sont ses exigences premières. Il ne s’est pas soucié de donner une réponse à ceux qui posaient des questions non essentielles pour leur action.

 A celui qui lui demanda : "N’y aurait-il que peu de gens qui seront sauvés ? ", il se contenta de répondre : "Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite" (Lc 13, 23-24). L’Evangile de Jean fait état d’une rencontre des disciples avec leur Maître après sa résurrection. Pierre, après avoir été choisi comme chef des disciples, jette un regard sur le disciple Jean et demande à Jésus: "Et lui, Seigneur, que lui arrivera-t-il ?". Comme dans le cas précédent, Jésus garde le silence à ce sujet. Il demande à Pierre de ne pas se préoccuper du destin du disciple bien-aimé, un sujet qui n’a aucune incidence sur son comportement, et d’accomplir sa mission de disciple: "Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe ? Toi, suis-moi !" (Jn 21, 22)

 Cette affirmation de la priorité accordée à un engagement concret se retrouve aussi dans l’épisode de la rencontre de Jésus avec Nicodème. Ce notable juif, imbu de sa science, vient trouver Jésus de nuit et l’authentifie comme Rabbi. Mais Jésus lui présente une exigence à laquelle il ne s’attendait pas : renaître. Il exige de lui une mort à lui-même, un dépouillement total pour agir fidèlement selon l’Esprit qui, comme le vent, le mènera sur des chemins toujours nouveaux.

 

Jésus avait lui-même préalablement signifié cette plongée dans la mort par son immersion dans le Jourdain. Il en ressortit animé par "l’Esprit". Ses affirmations telles que "Moi et le Père, nous sommes un" (Jn 10, 30) et "Cette parole que vous entendez n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé." (Jn 14, 24), sont le témoignage de cette unité parfaite avec la Source de son être.

 Le moment de sa passion témoigne de la mise en pratique de l’engagement pris à son baptême. Dans sa lettre aux Philippiens, l’apôtre Paul a remarquablement relevé ce fait en disant de Jésus qu’ "il s’est anéanti [traduction littérale en japonais : "il s’est fait mu"], prenant la condition de serviteur. […] Il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix." (Ph 2, 7). Jésus a poussé son renoncement jusqu’à accepter d’être privé de la perception d’un Dieu compatissant. L’attitude à laquelle Jésus a abouti au terme d’un combat témoigne de son acceptation d’une réalité inéluctable, que les religions théistes décrivent comme "volonté de Dieu" : "Que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise !" (Lc 22, 42).

 

 Le silence des spirituels chrétiens du passé

 La pratique bouddhiste d’un silence radical comme activité spirituelle par excellence semble difficilement acceptable pour le chrétien qui définit la prière comme dialogue avec Dieu. Saint François de Sales et d’autres ont présenté comme seules valables la méditation discursive et la prière affective. Ils conseillent de partir de considérations d’ordre doctrinal basées sur un texte biblique ou sur un livre de spiritualité et d’exprimer des sentiments de gratitude, de regrets, des résolutions.

 Il n’en fut pas toujours ainsi. Ce n’est qu’à partir du 16e siècle que l’importance de la prière contemplative, non-objective, est méconnue. Pendant les quinze premiers siècles de la vie de l’Eglise, la contemplation sans objet est considérée comme l’évolution normale d’une vie spirituelle authentique. Au 7e siècle, Jean Climaque notait: "Un cheveu suffit à brouiller le regard, un simple souci à détruire la solitude (hésychia) car la solitude est dépouillement des pensées et renoncement aux soucis raisonnables." (Petite philocalie de la prière du cœur, Cahiers du Sud, 1953, p.89)

 

Il est encore plus remarquable de lire dans l’ouvrage "Le nuage d’inconnaissance", un texte anonyme en anglais du 14e siècle : "[Pour l’œuvre de la méditation,] un élan direct et nu vers Dieu est suffisant, sans aucune cause que Lui-même. Et que si cet élan, il te convient l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot, afin de plus fermement t’y tenir, alors que ce soit un petit mot, et très bref de syllabes : car le plus court il est, mieux il est accordé à l’œuvre de l’Esprit. Semblable mot est le mot : Dieu, ou encore le mot : amour. Choisis celui que tu veux, ou tel autre qui te plaît, pourvu qu’il soit court de syllabes. Et celui-là, attache-le si ferme à ton cœur, que jamais il ne s’en écarte, quelque chose qu’il advienne." (Le nuage d’inconnaissance, Seuil, 1977, p. 39). Ce conseil rejoint fondamentalement celui des maîtres zen au sujet de l’assise.

 

Maître Eckhart me semble le plus proche des maîtres bouddhistes dans sa manière de présenter l’attitude spirituelle à garder au cours de la méditation. On peut lire, par exemple, dans son sermon 1 : "C’est [comme Jésus] que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin." (L’étincelle de l’âme, Albin Michel, 1998, p. 35). "Jésus doit-il discourir dans l’âme, alors il faut qu’elle soit seule et il faut qu’elle-même se taise, si elle doit entendre Jésus discourir." (Ibid. p. 37)

 

On peut aisément remarquer des similitudes entre la méditation de ces spirituels chrétiens et les pratiques de méditation des bouddhistes. Mais celles-ci ont deux caractéristiques propres. Tout d’abord, il y est déterminé avec précision la position du corps la plus favorable à l’oubli de soi. De plus, il est maintenu un silence plus dépouillé concernant la réalité présente, mystère ultime dont aucune parole ne peut rendre compte. Ceci en signe de profond respect pour elle.

 

Conclusion

 La pratique d’un exercice spirituel visant à se maintenir dans un silence aussi radical peut désorienter : on peut l’estimer futile et insignifiant. Pourtant, un état de vide de toute pensée est le seul qui puisse nous mettre consciemment en présence de l'absolu : le réel dans sa dimension insaisissable.

 

En cette époque où nous sommes inondés d’informations, agressés par des publicités tapageuses qui ravissent notre paix intérieure, ce silence intérieur qui "n’apporte rien, mais change tout" nous est d’autant plus nécessaire. On peut déjà remarquer qu’en Occident, des graines de ce silence sont à nouveau semées et commencent à s’épanouir, signes d’une spiritualité plus dépouillée. ◙            H.H.

 

 hhuysegoms@gmail.com

 (Libre pensée chrétienne, No 28/2014, pp. 17-22)

 

[1] Notion de théologie chrétienne exprimée par un mot grec kenosis provenant

   de l’épître de Paul aux Philippiens 2, 7 : action de rendre vide, de priver de tout.

 

 

 

 

 

 

 坐禅そのものは祈りであり...

 

30年ほど前、禅に対する興味が芽生えた時に、この道がその後の私の人生を深く左右するとは夢にも想像できなかった。キリスト教の教育を受け、瞑想する習慣も身に付けていた。来日する前に日本人の気持ちが分かるようにと仏教の基本的な教えを勉強したが、坐禅によって掛け替えのないものを得られるということは、日本に来てから次第に学んだ。

 12年ほど前に、一人の禅友が手紙をくれて、「坐禅そのものは祈りだと思います。」と言った。私は坐禅によって、自分を無くし、徹底的に自分を清めることができると分かってはいたが、これを最高の祈りというよりも、むしろ神と人との純粋な対話の条件として見ていた。

 ところが、私を禅の道に導いてくれたキリスト教の司祭と修道女にとって、この修行と悟りは彼らの人生でもっと肝心な位置を占めているということに私は気づいた。このことはある一つの事件からわたしに明らかになった。

 去年の春、接心を指導したアメリカ人の修道女から、自分の姉とその主人が殺害されたことを知らされた。長年禅の修行を続け準師家になったとは言え、彼女はこの悲惨な出来事に出会い、聖書の慰めの言葉を参考にするのではないかと私は思ったが、提唱の時、彼女はまず碧巌録第84則の話をした。この公案の元になっているお経によると、文殊師利が病気の維摩(ゆいま)の見舞いに来た時に、彼は文殊に「不二の法門に入るとは何か」と尋ねた。文殊は「これは諸々の問答を離れる」ことだと答えた。その後、文殊は維摩に同じ質問をしたが、彼は黙然であった。が、この沈黙は雷よりも激しく響いた。

 この話を通して、彼女が言いたかったのは、人が大きな悲惨な境遇に置かれている時、如何なる説明も無用で、これに対する正しい姿勢は「ただ坐われ」にほかならない、という事であった。

 翌日の提唱で、彼女は聖書にあるヨブ記を引用した。義人であったヨブは財産、家畜、家族を失い、自分も皮膚病に掛かり、苦しんでいる理由を神に求めたが、最後には、いかなる答えをも諦めて「私は自分で悟りえないことを告げ、わたしの知識を越えた驚くべき御業をあげつらっておりました。それで私は自分をさげすみます。」と言った。これも、死や苦しみに対して、適切な説明を付けることはできないということである。

 親友との付き合いは長くなるにつれて、交わす言葉は少なくても、心は通じるようになる。同様に今、私にとって坐禅は対話を越えた祈りになりつつある。

 禅は梵語に由来する語で瞑想を意味すると言われている。イエスは公的生活を始める前に、しばらくの間荒れ野で祈りと断食の生活を送ったと記されている。その直後、洗礼者ヨハネの下で体を完全にヨルダン川に浸すしるしによってイエスは自分を無にし、へりくだって、これから出会うどのような苦しみも受け入れる決意心を表した。

 イエスは度々祈るために山に行き、夜を明かした。その時も、彼は自分を完全に無にした。それはつまり自分が消え、神の働きのみがそこにあったのではないだろうか。

 

1997年、平成9年度、是々庵洗心会、通算第11回接心会紀要, H・アンリ)