Séjour à Bukkokuji: Quelques réflexions

Je voudrais livrer quelques impressions d’un séjour de deux semaines en août 2003 au temple Bukkoku-ji situé à Obama, un port de la mer du Japon, situé à environ quarante kilomètres au nord de Kyoto. Ce ne fut pas la participation à une semaine d’entraînement intensif qu’on appelle sesshinkai, mais partage de la vie quotidienne.  C’est là que y réside le maître zen Tangen Harada, quatre-vingts ans, disciple de Sogaku Harada, qui eut aussi parmi ses disciples des maîtres comme le P. Enomiya-Lasalle, Kôun Yamada, Chôshin Satô et Seiman Kimura.

Il s’y trouve une communauté d’une bonne vingtaine de personnes qui mènent de manière très stricte une vie de méditation et de travail. La moitié d’entre eux sont des étrangers venant de pays aussi divers que la Bulgarie et la Pologne. Un quart des membres sont des femmes. La plupart de ceux qui y séjournent ont fait leurs voeux bouddhiques, portent le kesa, le vêtement des moines, et ont le crane rasé. Certains étrangers y résident depuis des années et sont pourtant incapables de parler japonais. La raison en est qu’on ne permet pas aux résidents de l’apprendre, ni même de lire des livres sur le zen. Je crois d’ailleurs que les moines en formation n’ont pas accès à la télévision. Que penser de ce régime spartiate? Il faut d’abord remarquer que ce régime est pensé pour des gens en formation. Pour quelqu’un qui veut découvrir le sens de son existence, il est compréhensible que, pendant une certaine periode, il se retire du monde. Mais il y a aussi, au Japon, des moines qui passent toute leur vie au pied d’une montagne dans la pauvreté et la solitude. Ils paraissent séparés du monde, mais affirment être en solidarité avec tous les êtres et sont prêts à servir de guides à ceux que font appel à eux.

A Bukkoku-ji, on y vit des produits du jardin potager et de ce que viennent offrir les gens. Le programme d’une journée est assez semblable à celui que mènent les moines dans n’importe quel temple zen. Lever un peu avant cinq heures suivi de gymnastique, d’une assise zen, de lecture de sutras, de travail. Il y a cinq assises zen par jour, dont trois, successives, avant le coucher de neuf heures. Toutes les assises ont une durée de quarante minutes.

J’étais tout de même arrivé à un moment spécial, Obon, la fête des morts, célébrée dans la première moitié du mois d’août dans tout le pays. C’est la période pendant laquelle les gens retournent dans leur région natale pour y rencontrer l’esprit de leurs morts qui, disent-ils, reviennent à ce moment sur terre. Les gens leur font offrir des sutras par les bonzes, déposent sur les tombes des bouquets de fleurs, mais aussi de la nourriture que le mort appréciait: biscuits, boules de riz, saké, friandises, etc.

On eut pendant cette période un programme spécial, c’est-à-dire trois assises quotidiennes supplémentaires de zazen. Pour clôturer Obon, eut lieu une cérémonie à laquelle assistèrent aussi les fidèles du temple. Maître Tangen y parla de notre unité fondamentale dans le Bouddha et donc de l’éminente valeur de la personne humaine, “notre vie porte en elle la nature du Bouddha”, une vie qui est source de joie et impérissable car nous ressusciterons avec lui, de la nécessité du renoncement total, d’accepter avec gratitude les inconvénients de la vie. Bref, le rappel de réalités fondamentales qui font écho à l’enseignement de Jésus et de St. Paul.

 

Zen et activités intellectuelles

Au temple, comme je feuilletais un livre, un compagnon de chambrée me dit de ne pas continuer cette lecture. Moi qui voulais simplement lire quelque chose pour entretenir ma connaissance du japonais écrit fus un peu étonné de sa remarque. Et pourtant, je pouvais deviner ce qu’il voulait me faire comprendre: à celui qui cherche à faire une expérience d'éveil, les lectures ne vont pas éclaircir grand-chose et peuvent même devenir un obstacle. On peut en dire de même au sujet de beaucoup d’apprentissages. Un cuistot novice pourra lire autant de livres qu'il voudra. Cela ne lui permettra pas de préparer des nouilles chinoises du même goût que le chef coq qu'il admire. Le cuisinier invitera au contraire son apprenti à l'observer au travail et à s'exercer, en corrigeant petit à petit ses erreurs.

L'entraînement zen a pour but essentiel de faire taire le raisonnement pour s'immerger dans la réalité absolue présente à chaque moment de notre existence, pour nous rendre ainsi compte de notre unité fondamentale avec tous les existants. C’est sur fond de cette réalité première que surgissent par le jeu de la pensée, la dualité et la constitution d'un moi séparé qui est une construction de l’esprit. Les mots, les pensées peuvent pointer vers la réalité, mais pour s'apercevoir de la réalité fondamentale, il faut se couler en elle, sans s'accrocher à quelque concept que ce soit. Cette  entreprise équivaut, je crois, à l'invitation de Jésus de pratiquer le renoncement total à soi pour vivre en union avec la source de notre vie et avec ceux qui partagent cette même vie.

Tout ceci n'est aucunement une apologie de l'ignorance. Les grands guides de la pratique du zen sont des gens de haut niveau intellectuel. Par exemple, le P. Enomiya-Lassale (1898-1990), jésuite d'origine allemande, fut professeur à l'Université Sophia et supérieur de son ordre au Japon. Son maître l'habilita, après de longues années d'entraînement sévère, à devenir guide zen lui-même. Il fonda un centre zen dans la région de Tokyo qui fonctionne toujours. Pour se justifier peut-être de son choix d'un guide bouddhiste pour sa vie spirituelle, il s'attela à l'étude des mystiques chrétiens et publia une série d'études comparatives extrêmement précieuses pour les chrétiens qui, à sa suite, se sont engagées dans la voie du zen. Les bonzes que j'ai choisis pour guides sont du même calibre. Un guide de retraites zen que je connais est docteur en sciences atomiques, spécialiste des isotopes.

Il y a un temps pour chaque chose: un temps pour la méditation et un temps pour les activités intellectuelles et autres. Mais il important de voir la valeur toute relative de nos connaissances, même d'un discours qui tente de rendre compte d'une expérience décisive qu’on aurait pu vivre. En outre, une vive perception de notre unité fondamentale avec les choses et avec les personnes devrait naturellement conduire à un engagement social qui garantisse leur dignité et leur bien-être.

 

Zen et religions

Tout d'abord, il faut bien reconnaître que le bouddhisme a besoin d'un aggiornamento pour se dépoussiérer, pour ne pas s'accrocher à des formulations et visions qui ne passent plus à notre époque. Le P. Okumura, un carmélite japonais devenu chrétien à l'âge de 22 ans, a écrit: "J'ai rencontré le Bouddha qui dépasse le bouddhisme et été conquis par la voix de Jésus lui-même qui a dépassé le christianisme." Sont normatives les expériences spirituelles fondatrices du Bouddha et du Christ et non les systèmes religieux qu’elles ont suscités. Les bonzes qui furent mes guides m'ont invité non pas à accepter d’autres croyances, mais à approfondir et à vivre plus authentiquement le fond de ma foi chrétienne. Le maître zen Koun Yamada composa un commentaire du "Mumonkan", recueil de vieux kôans chinois. Dans la préface de cet ouvrage, le P. Enomiya-Lassalle écrivit de façon lapidaire: “Zen practice has nothing to do with Buddhist philosophy” (La pratique du zen n’a rien à voir avec la philosophie bouddhiste). C’est dire qu’elle conduit à l’intuition d’une réalité que tentent d’exprimer tous les grands courants religieux.

 

Le zen, une évasion du réel?

Le zen est une méditation aux yeux ouverts. L'éveil auquel conduit le zen consiste non à s'évader du réel, mais à le reconnaître dans toute sa richesse et à agir à chaque instant de manière plus appropriée, grâce à une plus grande capacité d'attention. Il y a une remarque intéressante qu'on attribue au Bouddha: "Quand il y a un incendie, ce n'est pas le moment de s'interroger sur les causes. Il faut d'abord chercher un seau d'eau."

Les réalités terrestres sont la seule porte possible sur l’absolu. Dans le fameux sutra du coeur, commun à toutes les branches du bouddhisme japonais, on trouve une phrase qui est une véritable révélation: "Les phénomenes, c'est-à-dire le vide. Le vide, c'est-à-dire les phénomènes.” Le vide étant le vide de concepts, la réalité inexprimable, au-delà de toute imagination. De cette réalité qui nous dépasse, aucun langage ne peut rendre compte. Et pourtant, elle est perpétuellement là, sous nos yeux. En ce sens, je crois que toute personne humaine peut s’approprier cette remarque de Jésus: "Qui me voit voit le Père."

Comment vivre cela concrètement? Si quelqu’un vient, par exemple, nous trouver pour exposer une situation personnelle sans solution apparente, ce n’est que par une écoute attentive que cette personne pourra être éclairée. A celui qui écouté sans préjugés ni distractions seront donnés les mots adéquats à donner en réponse. Le P. Enomiya-Lassale disait aussi que celui qui a fait, pendant la méditation,  l'effort de n'être distrait par aucune activité discursive est capable plus que d'autres d'apprécier la musique et peut mieux se concentrer pour n'importe quelle activité. Ceci est cependant un effet secondaire, parce que le fruit premier d’une expérience d’éveil est une sensibilité nouvelle à la face invisible de la réalité.

 

Attachement et grand attachement

A propos du silence du Bouddha concernant Dieu, j’ai lu un texte important d’un maître zen, Yamaguchi. Il est demandé à ceux qui pratiquent la méditation sans objet de ne s’attacher à absolument à aucune pensée ou concept, même les plus nobles, de renoncer donc à l’idée du Bouddha ou de Dieu, si on considère ces réalités en dehors de soi. A ce sujet, on cite souvent une phrase du Mumonkan : « Si tu rencontres le Bouddha, tue-le. Si tu rencontres un Patriarche, tue-le ». Il s’agit donc de renoncer à toute objectivation. Pratiquement, pour sortir d’une vision dualiste de la réalité, il est proposé de devenir un avec son expiration, en employant par exemple un mot très court qui accompagne chaque inspiration et chaque expiration.

Des yogis hindous qui pratiquent la méditation dévotionnelle, la bakhti, s’attachent fortement au nom de Vishnou ou au nom d’une autre divinité. Mais le bonze Yamaguchi ne considère pas ce genre de méditation  comme un attachement. Il l’appelle : « Grand attachement ». Si on est totalement absorbé dans cette méditation du nom, un nom qui pourrait aussi être « Jésus » ou « Seigneur » ou « Dieu », ou, comme font les Bouddhistes amidistes, l’invocation « Namu Amida Butsu » inlassablement répétée, tout le champ de la conscience y est absorbé ; le moi qu’on s’était imaginé disparaît et alors peut se produire une expérience d’unité. Le « grand attachement » n’est plus attachement, car rien n’est laissé en dehors. Il n’y a plus attachement à une réalité séparée, à quelque chose qu’on croit être extérieur à soi. On considère tout le naturel comme surnaturel. « Tout est grâce », écrivait Bernanos, comme conclusion d’un de ses romans. Les situations qu’on ne peut modifier, on les accepte avec gratitude. On reconnaît une seule réalité. On peut alors reconnaître comme Maître Dôgen (13ème siècle) que « la couleur des sommets, l’écho dans la vallée sont aspects et voix de Bouddha bien-aimé ». Le chrétien pourrait remplacer Bouddha par Christ, Dieu ou toute appellation qui évoque la face ineffable, mais partout présente, de toute réalité. Pour signifier sans doute une expérience similaire, l’écrivain Didier Decoin employa cette formule heureuse : « Il fait Dieu ».

 

(Paru dans la revue « Voies de l’Orient », janvier 2007, pp. 30-34)